Rejoindre la vie que je portais en moi

Publié le par Paroisse Lillois

Etty Hillesum

Etty Hillesum

Comme presque tous les êtres humains qui osent prier, Etty Hillesum demande d’abord à Dieu qu’Il lui vienne en aide. Non pas toutefois en la comblant des biens dont l’absence la fait souffrir ou en lui épargnant son « lot » mais en agissant en elle, en lui donnant la force de « participer à chaque minute de cette vie » dans le monde tel qu’il est, sans s’en détourner sous prétexte du mal qu’il contient et inflige alors même que la vie continue à être belle. Le Dieu auquel s’adresse cette prière n’est pas extérieur à celle qui la prononce, Il se trouve en elle, dans une couche extrêmement profonde, caché à la simple réflexion intellectuelle, une couche dont elle a commencé à entrevoir qu’elle peut y avoir accès : « Je retrouvais le contact avec moi-même, avec ce qu’il y a de plus profond et de meilleur en moi et que j’appelle Dieu... » écrit-elle. Ce « plus profond » la relie en effet aux autres êtres humains et à tout ce qui vit car il est la source du « grand courant de la vie » dont Etty Hillesum pressent la force créatrice en elle-même aux jours où elle se tient en sa proximité. C’est pour cette raison aussi qu’elle s’émerveille si souvent de ce qui reste beau et imprévu dans la nature, de ce qui continue de grandir en dépit de l’effroyable mal qui sévit partout, comme si, en ces instants précieux, le Dieu intime au « soi » de l’être humain et la nature à l’extérieur entraient en fine consonance... C’est une « prouesse » d’être heureux dans le monde de Dieu tel qu’il est, de l’accepter sans Lui demander de le changer pour qu’il soit plus conforme à nos désirs, surtout quand aux déceptions privées s’ajoutent les menaces de plus en plus effroyables qui visent le peuple juif et qui font également « partie du lot ». Mais Etty Hillesum ne demande pas à Dieu de lui épargner son « lot » ou de la changer, elle ne Le prie pas de transformer ce monde et d’y exercer sa providence de façon telle qu’elle n’ait plus à souffrir... Ce monde est bien la création de Dieu, mais il est aussi l’œuvre des hommes qui l’ont abîmé et meurtri, et Dieu ne peut pas changer cette situation. C’est donc au milieu de ces meurtrissures qu’elle vit et qu’elle cherche à entrer en contact avec Lui... L’orientation et la signification de sa vie ne résultent pas de sa détermination propre à ne pas céder au désespoir, mais de sa réponse à ce Dieu qu’elle découvre en elle. Ainsi Lui demande-t-elle de la guider et de l’aider à trouver comment « s’expliquer » avec son époque en trouvant une réponse aux « questions de vie et de mort » qu’elle Lui pose... Mais ce Dieu auquel elle demande de la guider, et de donner aux autres la force de traverser leurs épreuves, s’avère très vite un Dieu incapable de l’aider si l’on entend par là, la sauver du péril. Il n’a pas à rendre compte aux hommes de l’état lamentable du monde, puisque ce sont eux qui l’ont rendu tel et, surtout, Il ne peut y intervenir telle une puissance secourable et juste. Ce sont les hommes qui, comme le prophétise Isaïe, ont à charge de « dénouer les liens de tous les jougs, de renvoyer libres ceux qu’on opprime, de briser enfin toute servitude » (Isaïe 58, 6). Mais précisément, ils s’escriment à faire le contraire, et Etty Hillesum ne se leurre pas sous prétexte de sa foi si profonde : nulle délivrance ne viendra des hommes et Dieu ne lui épargnera pas davantage la « mort lamentable » qui l‘attend. Davantage, soutient-elle, c’est à elle d’aider Dieu à ne pas disparaître dans le calamiteux tohu-bohu de haine qui prévaut alors : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu » ; « Je prendrai pour principe d’aider Dieu autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi » ; « Je vais T’aider, mon Dieu, à ne pas T’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. » Elle désire qu’il reste quelqu’un, après la guerre, pour témoigner que Dieu a également vécu à son époque, et elle espère un moment être ce témoin. Par-delà sa mort cruelle, son journal répond à cette espérance éphémère : un éclat de ce Dieu qu’elle a abrité en elle, en ces temps d’annihilation méthodique de tous les témoins juifs du Nom de Dieu, fussent-ils devenus chrétiens ou athées, nous parvient encore... Face à des êtres traqués, persécutés, opprimés, elle a tenté de mettre à nu, en eux aussi, un autre fragment de « réalité ». Etty Hillesum se veut lucide, la réalité qui les broie ne sera pas vaincue par des forces extérieures et l’espoir politique lui semble vain. Il faut donc plutôt essayer de transmettre à ces personnes en perdition quelque chose de cette « part indestructible » qu’elle a découverte en elle et qui reste enfouie en eux. Elle explique à Dieu qu’elle voudrait « dégager chez les autres la voie qui mène à Toi. » Comment ? Plutôt que de vouloir les convertir, il convient de laisser Dieu qui est en soi écouter Dieu qui est en l’autre : « En réalité, c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu. » Aider Dieu, c’est probablement surtout cela...

« Le désir de conversion » de Catherine Chalier, Le Seuil, p. 245-256

(Merci à Monseigneur Martin)

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