Le Monde tient par la prière.
Voici l'extrait d'un article envoyé par Mgr Martin et qu'il a publié dans la Lettre de la fraternité sainte Photine et saint Jean-Cassien.
Le sujet me semble bien convenir à cette période de carême et de turbulences dans nos vies suite à la crise sanitaire du Covid-19.
« Le monde tient par la prière... »
L’admirable, en la prière du cœur, est que, loin d’être une demande intéressée, elle révèle peu à peu à l’homme que Celui qu’il invoque n’est autre que lui, et qu’en lui, c’est Dieu qui prie. Si l’orant croit en effet n’être pas entendu, ne pas obtenir de réponse, c’est qu’il est encore incapable de comprendre que cette réponse, c’est lui-même. Dieu se cherche, se parle et se veut en nous. Celui qui prie est le même que celui qui écoute. Comme l’écrit Paul Evdokimov : « Si l’homme pense Dieu, c’est qu’il se trouve déjà à l’intérieur de la pensée divine, c’est que Dieu se pense en lui. On ne peut aller vers Dieu qu’en partant de Lui. »
C’est sans doute pourquoi la prière est l’activité humaine par excellence, celle qui distingue le plus radicalement l’homme de toutes les autres créatures et continue de donner un axe à la création. Le staretz Silouane, qui vécut les cinquante dernières années de sa vie au Mont Athos, et était devenu une monologie vivante, disait : « Le monde tient par la prière ; si la prière cessait, le monde périrait. » C’est à la prière du cœur qu’il pensait : prière des prières et cœur de la prière, manifestation originelle du Christianisme, son patrimoine inaltéré...
Est-ce à dire que, dans les conditions actuelles du monde, cette prière soit réservée aux seuls initiés ? La prière perpétuelle était un arcane transmis par les Pères du premier âge au petit nombre de ceux qui en étaient jugés dignes. Il s’agissait bien d’une « science secrète ». Cependant, on sait qu’à la fin du XVIIIème siècle, Païssi Vélitchkovsky, qui séjourna seize années sur l’Athos, traducteur et vulgarisateur de la Philocalie, l’Amour de la Beauté recommanda la prière du cœur aux laïcs eux-mêmes : « L’Hésychasme s’adresse à tous » et c’est ce que les Anciens n’ont cessé de redire après lui.
Sans doute, une prière allégée, adaptée, non trahie... La prière du cœur se révèle ainsi praticable en tous lieux et en toutes occasions, durant les travaux manuels ou intellectuels, tant chez soi, à heures fixes, qu’au dehors, face aux dispersions et divertissements multiples. Sa concision s’accorde pleinement avec celle où se plaît l’homme moderne, toujours pressé. Elle le rend accessible aux malades trop affaiblis pour en prononcer de plus longues. La simplicité de son énoncé ne requiert aucune « culture » particulière... Une tentation se fait-elle trop pressante ? La formule se fait véhément appel au secours contre les ruses de l’Adversaire. Son rappel à la concentration est la meilleure compensation à l’éclatement mental et aux distorsions psychologiques qui affectent l’homme contemporain. Par-delà tout vagabondage, la prière va droit au but : elle tend à reconstruire l’unité perdue, à permettre une certaine marge à l’égard de l’évènement, de la sollicitation et de soi-même ; elle s’érige en pivot central de référence et de continuité à travers toutes les déchirures contradictoires, imprévisibles du devenir actuel.
Or une telle vulgarisation a quelque chose d’exceptionnellement prégnant. Sous le plus petit volume de mots, la prière du cœur est l’instrument de travail le plus direct et le plus efficace. Imperceptible et salvatrice, elle semble l’exact contrepoids à l’âge de l’atome imperceptible, lui aussi, mais meurtrier : la loi des équilibres compensatoires joue à fond. Cette méthode « archaïque », « rétrograde » apparaît en réalité comme la plus appropriée à notre époque. Il
est étonnant de penser que, quand bien même les chrétiens se verraient spoliés de tout le christianisme par suite des plus tragiques circonstances, leur resterait toujours le plus précieux des viatiques, la répétition du Nom, que rien ni personne ne pourrait leur enlever, aussi longtemps qu’ils seraient simplement doués d’une mémoire pour se souvenir et d’un cœur pour épeler Dieu.
Supposons un instant que, perdu dans le désert, un homme se sache objectivement et irrémédiablement condamné, privé de toute confession, de toute parcelle eucharistique. Que peut faire un tel homme en une telle extrémité ?... Rien d’autre qu’invoquer le Nom, avec une confiance aimante, absolue, inconditionnelle, en Lui. Or Pascal l’a écrit : « On mourra seul » ; et, fût-il entouré de l’affection de tous les siens, tout mourant meurt dans un désert. C’est dire l’actualité de cette prière ; car non seulement nous mourons tous un peu chaque jour, mais c’est dans le plus redoutable des déserts spirituels. Bien plus, maintes traditions enseignent que celui qui meurt s’achemine vers ce à quoi il s’est identifié dans ses derniers moments. L’ultime image, l’ultime parole conditionnent toute la suite. Celui qui meurt en répétant le Nom divin a donc toutes les chances de rejoindre le Divin. C’est dire l’importance de l’enchaînement, durant cette vie-ci, de la prière jaculatoire, dont chaque formule est une flèche lancée dans le cœur de Dieu. Parfait instrument de réalisation, la prière du cœur est aussi l’activité la plus discrète qui soit, la plus clandestine peut-on dire... C’est là un autre aspect de sa modernité. Au-delà de tout culte extérieur, Eucharistie invisible et insaisissable, la prière du cœur peut à la limite tenir lieu d’Eglise : elle subsisterait intacte, non profanée, si le monde était réduit à l’état de ruines calcinée ou d’un Goulag planétaire. C’est à ce titre qu’elle apparaît d’une exceptionnelle opportunité. Car la prière du cœur a été divulguée précisément au moment où, en Occident, nos philosophes fourbissaient les armes de l’agnosticisme militant... Comme si Païssi Velitchkovsky avait providentiellement pressenti la nécessité de cette vulgarisation plus d’une centaine d’années avant la longue obscuration qui allait déferler sur le monde.
N’est-il pas dit que toute « fin des temps » s’accompagne d’un dévoilement des secrets ?
« Athos, la montagne transfigurée » de Jean Biès, Les Deux Océans, p .242-247