L'inouï du pardon par Bertrand Vergely

Publié le par Paroisse Lillois

L’inouï du pardon     Par Bertrand Vergely

 

 

 

 

 

 

La miséricorde est affaire de bonté ainsi que de compassion. Elle ne s’arrête toutefois pas là. Elle est aussi affaire de pardon et de grâce. Parce qu’il ne suffit pas de créer un monde capable d’être sauvé grâce à l’intelligence allant dans la profondeur de la justice et à la compassion allant dans celle de la liberté.

Il s’agit aussi de vivre dans un monde où les hommes font des erreurs et commettent des fautes. Chose pas facile. Comment pardonner ? Et qu’est-ce que la grâce ? Dieu est miséricordieux est-il dit dans les Psaumes. Il est également dit « lent à la colère et prompt à pardonner ».

La promptitude.

Terme étonnant. Pourquoi parler de promptitude, à propos du pardon ? À l’évidence parce qu’il caractérise le vrai pardon, le pardon miséricordieux. Le pardon ne va pas de soi. Il importe d’abord d’être prudent. Pardonner, soit. Mais peut-on pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon ? Doit-on le faire ? N’est-ce pas un encouragement à ne pas demander pardon ? Quand on fait une faute et que l’on est pardonné, puisque l’on est de toute façon pardonné, ne demandons pas pardon ! En outre, on dit qu’il faut pardonner. Quand on n’est pas concerné par un crime on peut le dire. Mais, quand tel n’est pas le cas ?

Peut-on pardonner pour l’autre, et notamment Pour la mère dont l’enfant a été abusé, torturé et massacré, comme le demande Ivan Karamazof ? Quand on commet une faute, la justice veut que l’on soit puni et que l’on répare la faute commise. Elle veut à ce titre que l’on n’excuse pas le coupable en appelant un coupable un coupable et pas un innocent.

Pardonnons un peu facilement un coupable pour la faute qu’il a commise. N’exigeons de lui aucune réparation. A juste titre les victimes se récrieront. Celui qui leur a fait du mal n’a pas eu pitié d’elles. Il ne leur a rien pardonné. Pourquoi lui pardonner ? Et pourquoi l’excuser en lui trouvant des excuses.

N’inversons pas les rôles. Ce sont les victimes qui sont des victimes et non les coupables. À cet égard, n’oublions pas tout de même que les coupables n’ont eu aucune pitié. Les victimes n’ont eu droit à aucune excuse. Attention donc au pardon que l’on donne inconsidérément. En pensant faire advenir l’amour et la miséricorde, on risque fort de générer l’injustice et la révolte. Attention également à certaines demandes de pardon. Elles peuvent être des pièges. Quand quelqu’un veut bousculer en toute impunité, il n’est pas rare qu’il bouscule en demandant pardon. Hypocrisie. Il a beau demander pardon, il n’en bouscule pas moins. D’où la justesse consistant à dire qu’il est trop facile de demander pardon. De même, il arrive parfois que certains pardons se transforment en droits que l’on brandit. On est prêt à demander pardon à condition que… Eh bien, on a demandé pardon. Donc on a droit à… Celui qui demande ainsi pardon en renversant les rôles est un habile, un retors, un filou. On comprend que dans un tel cas on hésite à pardonner. Pardonner à cet habile qu’est-ce sinon lui donner raison en lui permettant de continuer son petit jeu et de le recommencer une autre fois ?

Des raisons de pardonner

Ces objections sont fortes, justes, incontournables. Reste qu’il y a trois raisons de pardonner tout de même, sans pour autant mettre en péril la justice et sa rigueur nécessaire. On ne peut pas indéfiniment vivre dans la haine. À un certain moment il faut rompre le cercle vicieux dans lequel la haine appelle la haine, la violence appelle la violence, les représailles appellent les représailles. Le pardon ne concerne pas ici tel ou tel acte individuel, tel ou tel crime. Il concerne l’humanité et a un caractère fondateur. S’il y a des moments où il faut punir et où il ne saurait être question de ne pas punir, il y a cependant des moments également où il importe de refonder le monde.

Quand tel est le cas, c’est en passant par le pardon qu’une telle refondation est possible. Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française souligne que pardonner vient de per donner : le don qui passe à travers, le don qui traverse. Le don qui franchit le fait que la loi du don et du contredon n’a pas été respectée. Le don qui donne malgré le fait qu’il n’y ait pas contredon. Pour relancer la dynamique de l’échange. Profondeur du pardon liée à un autre geste. Il est beau de demander pardon. Comme il est beau de donner son pardon à quelqu’un qui le demande. Pour celui qui le demande, c’est là s’humilier en reconnaissant sa faute. Cela demande du courage. Celui de mettre genou en terre.

Il n’est également pas facile de pardonner quelqu’un qui demande pardon. On peut avoir envie de se venger. Il n’est guère aisé de renoncer à la vengeance. Il est agréable de se venger, de pouvoir se venger, d’avoir ce pouvoir et de pouvoir avoir ce pouvoir. On jouit d’une toute puissance. On jouit également du statut de victime qui offre un certain pouvoir, statut que l’on perd quand on pardonne celui qui demande pardon. D’où la grandeur d’âme dans le fait de donner son pardon. Et du fait de cette grandeur d’âme, une autre signification dans le fait de pardonner. Il faut pardonner qui demande pardon, a-t-il été dit. C’est vrai. C’est juste. C’est être responsable que d’agir ainsi. La justice l’exige.

Reste qu’il importe de réfléchir. Quand quelqu’un a commis une faute et qu’il ne demande pas pardon a-t-on affaire à une humanité « normale » ? N’a-t-on pas affaire à une humanité perdue, à une humanité totalement inconsciente ? Comment faire quand tel est le cas ? Comment traiter une telle humanité ?

Il s’agit de sauver l’Homme.

Si l’on veut pouvoir continuer à vivre et à agir avec celle-ci, il n’y a qu’une solution. Se tourner vers l’avenir en laissant de côté le passé. Et pour cela aller au-delà du fautif et de sa faute en étant au-delà de l’excuse et de la condamnation, afin de voir l’Homme et la misère de l’Homme. Pour commettre des crimes et ne pas en avoir honte faut-il être perdu ! Et quand tel est le cas, comment traiter normalement celui qui est à ce point perdu ? Qui commet des crimes sans demander pardon est un pauvre homme, un misérable, victime de l’inconscience et de la misère qui accable l’humanité. Pardonner dans ce cas signifie que l’on se situe sur le plan de cette misère.

C’est le saint qui fait preuve d’un tel pardon. Il pardonne ainsi parce qu’il sait voir dans l’Homme sa déchéance et sa misère. Quand une femme se fait violer c’est ainsi qu’elle parvient à surmonter le viol qu’elle a subi. En voyant dans son violeur la misère sexuelle des hommes et la misère de l’humanité, elle cesse de se situer sur un plan individuel. Elle cesse de se culpabiliser comme de haïr. D’où la justesse de Vladimir Jankélévitch quand celui-ci écrit que « l’inexcusable n’est matière à pardon que parce qu’il est précisément inexcusable », avant de rajouter « Nous atteignons ici aux confins eschatologiques ». Quand le Christ sur la croix s’écrie « Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font », on se situe à ce niveau. On est dans l’ordre des fins ultimes.

Il s’agit de sauver l’Homme. Profondeur du pardon et notamment du pardon de Dieu, qui ne cesse de pardonner l’humanité. Pour la sauver. Et qui est toujours prompt à pardonner. Comme dans la parabole du fils prodigue où le Père n’attend pas que le fils vienne lui demander pardon pour le pardonner. À peine a-t-il senti le repentir de son fils que, lui, le père, s’élance au-devant de ce fils qui se repent. Il pourrait attendre que son fils vienne lui demander pardon. Il ne le fait pas. Non seulement il pardonne mais il pardonne sans attendre. On est là dans un espace autre. Dans un au-delà du pardon. Le père ne pardonne pas. Il fait plus que pardonner. Il se réjouit. Le retournement de son fils est tellement extraordinaire que cet extraordinaire devient son extraordinaire. En allant au-devant de son fils qui vient au-devant de lui, il n’est plus en face de son fils mais avec lui, fils et père allant désormais ensemble au-devant. Ce qui veut dire un changement de rapport au temps. Un nouveau temps est né. Le pardon l’a fait naître.

Dans le jardin d’Éden, après le commandement divin : « Tu ne manduqueras pas le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », Eve, sous l’inspiration du serpent, vit ce commandement comme un interdit et cet interdit comme un manque. Elle est dans une diminution d’être, dans une tristesse. Quand le fils prodigue réclame son héritage à son père, il est lui aussi dans le manque et dans la tristesse. Comme Ève il vit un temps rétréci par la mort. Quand le fils se repent et que le père est prompt à pardonner, ce temps de manque, de tristesse et de mort est aboli. Il ne faut pas grand-chose pour gâcher et détruire. Un doute suffit à ternir. Mais il ne faut pas non plus grand-chose pour restaurer. Un élan suffit. Comme l’élan du fils prodigue.

Publié dans Textes, Vergely, pardon

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