Prier avec le corps (Partie 5)
Voici la 5ème partie de l'article envoyé par Mgr Martin et qu'il a publié dans la Lettre de la fraternité sainte Photine et saint Jean-Cassien. Le sujet me semble bien convenir à cette période de Carême.
Bonne lecture.
Chez Syméon, le contrôle de la respiration est étroitement lié à une quête intérieure du lieu du cœur : « Comprime l’aspiration d’air qui passe par le nez, de façon à ne pas respirer à l’aise, et explore à l’intérieur de toi avec ton intellect pour y trouver le lieu du cœur où résident toutes les puissances de l’âme. Au début, tu trouveras une ténèbre et une épaisseur impénétrables, mais en persévérant et en pratiquant ainsi jour et nuit, tu trouveras, comme miraculeusement, une félicité sans borne. Sitôt en effet que l’intellect trouve le lieu du cœur, il aperçoit ce qu’il n’avait jamais su. Il voit l’espace ouvert, l’air au centre du cœur, et il se perçoit lui-même tout entier lumineux et plein de discernement. Dorénavant, dès qu’une pensée distrayante pointe, avant même qu’elle ne s’achève et ne prenne une forme, l’intellect la chasse et l’anéantit par l’invocation de Jésus-Christ. »
Il apparaît donc à l’évidence que l’exploration intérieure, comme le contrôle de la respiration, est un exercice préparatoire qui précède la prière de Jésus plutôt qu’elle ne l’accompagne.
Nicéphore offre une explication plus rationnelle de cette exploration intérieure :
« Tu sais que le souffle que nous respirons est l’air lui-même. Et nous respirons cet air pour le cœur lui-même, car celui-ci est la source de la vie et de la chaleur du corps. Le cœur attire donc le souffle inhalé dans la respiration, de sorte que, en rendant au-dehors de sa propre chaleur par l’expiration, il puisse garder une température égale. »
Selon sa pratique, nous devons faire descendre notre intellect avec notre souffle quand il passe par les narines, descend dans les poumons et dans le cœur :
« Recueille ton intellect, fais-le entrer dans le chemin respiratoire par où le souffle passe pour aller au cœur. Pousse-le et force-le à descendre avec le souffle inspiré dans ton cœur. Quand il y sera entré, habitue-le à ne pas sortir du cœur rapidement. Au début, en effet, il est très peu enclin à se laisser enfermer et contraindre de cette manière. Mais quand il s’est habitué à demeurer là, il ne désire plus vagabonder à l’extérieur. Car le Royaume de Dieu est à l’intérieur de nous. »
L’expérience d’entrer dans le cœur ressemble à un joyeux retour à la maison après une longue absence : « De même qu’un homme qui était parti loin de sa maison exulte de joie quand il revient en retrouvant sa femme et ses enfants, de même l’intellect, quand il s’unit à l’âme, s’emplit de délices ineffables. »
Ayant trouvé le lieu du cœur, l’hésychaste peut alors commencer l’invocation de Jésus :
« Quand ton intellect est fermement établi dans le coeur, il ne doit pas rester silencieux et oisif. Il devrait constamment répéter et méditer la prière ‘’Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi.’’ Qu’il ne cesse jamais cette activité. »
Pour ces deux auteurs, il est clair que la recherche du lieu du coeur vient d’abord et ensuite seulement la récitation de la prière de Jésus. Les deux Grégoire sont plus laconiques dans leurs références à ce processus d’exploration intérieure. Grégoire le Sinaïte mentionne brièvement :
« Fais sortir ton intellect de ta tête (ou de ton cerveau) vers ton coeur. Rassemble ton intellect dans ton coeur, pour autant qu’il soit ouvert. »
En tous cas, aucun des deux ne suit Nicéphore en suggérant que nous devrions nous représenter mentalement le mouvement de la respiration lorsqu’elle passe à travers les narines et descend dans les poumons.
Quand les auteurs orthodoxes parlent ainsi de « descendre de la tête dans le coeur », de « trouver le lieu du coeur » ou de « demeurer fermement établi dans le coeur », quel sens attachent-ils au mot « coeur » (kardia) ? C’est un point crucial pour évaluer d’une manière juste la méthode corporelle des hésychastes. Dès le Vème siècle, Diadoque de Photicé avait insisté sur le fait que le souvenir du nom de Jésus devrait se situer « dans les profondeurs du coeur. » Toutefois, ni Diadoque ni les hésychastes grecs du XIVème siècle n’entendent par « coeur » d’abord ou essentiellement les affections et les émotions, comme dans notre usage moderne du mot. Pour eux, comme dans la Bible, le coeur signifie le centre de la personne humaine dans sa totalité. Le coeur a donc une connotation à la fois physique et spirituelle, littérale et symbolique. Il signifie d’abord l’organe corporel situé du côté gauche de la poitrine ; c’est, en tant que tel, l’élément de contrôle dans notre structure physique, « la source de vie et de chaleur pour le corps » (Nicéphore). Mais c’est aussi le centre spirituel de notre personne, le lieu « où résident toutes les puissances de l’âme » (Syméon). (A suivre...)
« Tout ce qui vit est saint » de Kallistos Ware, éditions du Cerf, p. 147-149