Réflexion philosophique sur le sens de cette épidémie du Coronavirus.

Publié le par Paroisse Lillois

Message du matin du philosophe Martin Steffens

 20 mars 2020


Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’à travers cette épidémie Dieu tente, une énième et peut-être ultime fois, de sauver le monde. Ne l’a-t-il pas déjà sauvé, en lui livrant son Fils bien-aimé ? Quand on est chrétien, c’est en effet ce que l’on croit. Mais on sait aussi que ce Salut, offert à tous, est à recevoir par chacune et chacun. Ce Salut est venu par la Croix. La Croix est le dernier mot de Dieu, le geste par lequel Il s’énonce. La Croix clame, par les membres suppliciés du Christ, par ses bras grands ouverts : « Je vous aime. » Elle dit : « Comment pouvez-vous douter que Dieu est Amour, puisqu’Il vous aime jusque-là ? »

Mais jusqu’où, au juste ? La Croix nous dit que Dieu nous aime au point de connaître l’abîme de notre péché (dont les coups et les insultes reçus lors de sa Passion sont le symbole) et d’y jeter, en retour, l’abîme de son amour.

Ceci étant fait, ceci étant à ce point dit, reste à chacun le soin et la liberté de répondre. Si quelqu’un vous déclare son amour, si quelqu’un se propose à vous par un « Je t’aime », s’il se livre ainsi à votre désir, la moindre des choses est en effet de répondre. On peut éconduire celle ou celui qui a projeté sur nous une histoire d’amour pour laquelle nous ne sommes pas faits. On mettra parfois fin à un fantasme : « Non, je ne t’aime pas. Nos vies ne sont pas faites pour être conjuguées. » Il y aura un chagrin d’amour, une grande blessure. La Croix, c’est le chagrin d’amour de Dieu : Il est venu et n’a pas été reçu par les siens. Mais la Croix est ainsi l’extension de cette déclaration d’amour divin à toute l’humanité. Parce que les siens n’ont pas voulu du Messie qu’ils attendaient, parce qu’ils l’ont livré à la mort, ils l’ont délivré de son propre peuple pour l’offrir à toute l’humanité. Le signe de la Croix, que saint Jérôme percevait jusque dans celle que dessinent les oiseaux au-dessus de nos têtes, s’adresse désormais à tous. Il fallait que le Christ mourût des mains des siens pour leur échapper et être donné, par elles, à toute l’humanité.

On doit éconduire celle ou celui qui nous déclare une flamme qui ne brûle pas en soi-même. On fera toujours bien d’éteindre un feu qui n’est jamais qu’une passion et un fantasme. Mais Dieu, on ne peut l’éconduire sans se tromper. D’une part, parce que c’est en connaissant notre pauvreté qu’Il nous déclare son amour. Il ne se trompe pas, puisque son « Je t’aime » s’énonce à partir de notre péché et sachant notre misère. Il ne se trompe pas au sens où Il a consenti par avance à être trompé. On ne peut refuser la Croix sans se tromper car, d’autre part, aimer Dieu en retour, en réponse à son amour, ce n’est pas aimer une personne comme les autres. C’est chérir la source de notre être. C’est aimer la Personne par laquelle il nous est donné d’être, les uns pour les autres, autant de personnes à chérir. Nous avons la possibilité d’éconduire Dieu sans en avoir véritablement le choix : car choisir contre Dieu c’est, à plus ou moins long terme, laisser mourir un à un les germes de liberté, d’amour et de joie qui, en chacun, furent déposés abondamment.

L’enfer, au sens terrifiant du mot, n’existe qu’après que le Christ a planté sa Croix sur le monde. L’enfer consiste à être aimé de Dieu et à n’y pas consentir. Il consiste à s’être laissé murmurer que Dieu est amour et n’y avoir pas prêté l’oreille. Pourquoi refuser un tel amour, s’il est ce qui bat au plus intime de notre être ? Ce sera par fausse modestie (par orgueil) : je ne suis pas digne, dira-t-on, l’humanité n’est pas digne d’un tel amour ; et puis ce serait trop beau pour être vrai, etc. Comme si un amour gratuitement offert pouvait en même temps avoir égard à une plus ou moins grande dignité… Comme si la connaissance de sa propre indignité n’était pas le moyen le plus sûr de s’ouvrir à la gratuité d’un tel don… Ce sera par distraction, aussi, qu’on refusera le don de Dieu : la Croix est là, sur le toit de nos églises et le torse des martyrs, c’est elle qui dessine les bras de l’ami ou de l’enfant quand ils s’ouvrent pour toi, mais on regarde ailleurs. Ce sera souvent par paresse, cette peur qu’on a d’avoir soi-même à devenir un centre de rayonnement de cet amour premièrement donné.

Alors Dieu nous donne du temps.

En réponse à notre absence de réponse, Il patiente. Dieu est Amour. Dieu est patience. C’est la même chose. Toute l’histoire de notre humanité, depuis que chacun sait que l’amour est ce qu’il y a, en chacune et chacun, de plus divin, toute cette histoire qu’on croit fort longue et pleine d’événements, tient en réalité dans la Passion du Christ : pendant ces quelques heures atroces, il nous a dit qu’il souffrirait le temps qu’il faut pour que l’on comprenne enfin – pour que l’on accueille son amour.

Dieu nous donne du temps. Il permet qu’une longue histoire s’écrive : l’histoire de nos réponses. Cette histoire, et quoique ce mot soit abîmé par le péché des hommes, on peut encore l’appeler « l’Eglise » puisque ce terme qui signifie, en grec, « les répondants » – celles et ceux qui disent oui, de tout leur corps, de toute leur vie, qui prononcent « Moi aussi ! » quand Dieu nous dit « Je t’aime ». La Miséricorde, c’est Dieu qui laisse à l’homme le temps de répondre. Qui le lui laisse et le lui redonne : pardonner un péché, dit Jésus dans la prière du Notre Père, c’est remettre une dette. C’est donc offrir un peu plus de temps.

Le confinement que nous vivons, c’est d’abord un temps pour remettre Dieu au centre. Ensuite il y aura des pleurs, des peurs, des enterrements compliqués et des deuils plus difficiles à faire. Pour l’heure, il n’y a que du temps. Et même dans ces pleurs, il y aura du temps. Et ce temps, nous le laissons aujourd’hui à la nature, pour souffler un peu. L’eau de Venise redevient transparente. Le ciel est plus dégagé. L’air en Chine est respirable.

Le prendra-t-on, ce temps ? Déjà les courriers électroniques affluent sur nos messageries pour que, par la puissance du virtuel, le réel qu’il nous est demandé de traverser n’ait pas vraiment lieu. Il faut résister à cette agitation et attendre. Le monde est à l’arrêt. Une chance lui est redonnée. Dieu ne veut pas que nous recommencions comme avant. Il ne veut plus de voyages touristiques en avion. Il ne veut plus cette hyperconsommation qui, chassant la pauvreté (le juste usage des choses), apporte partout la misère (le manque du nécessaire). Il ne veut plus de ces vies épuisées à la gagner quand l’humanité jette la moitié de la nourriture qu’elle produit. Il ne veut plus de ces machines à fabriquer de vains soucis que sont ces réseaux qui relient l’homme à l’homme, de plus en plus vite, dans une boucle infernale qui, dans sa spirale, emporte tout. Il ne veut plus, entre nous et lui, ces mille médiations techniques, mais un cœur-à-cœur qui n’a besoin de rien que de deux jambes qui se plient, d’une tête qui s’incline, d’un cœur ouvert à lui. Il ne veut de nous que ce peu de temps perdu pour Lui qu’on nomme la prière.

Dieu nous laisse un peu méditer. Je ne dis pas qu’Il voulait ce virus ni cette épidémie. Mais Il veut que nous l’accueillions, comme toute chose, comme la joie ou la maladie, comme l’enfant qui naît et le jour qui vient, en vue d’un accroissement de son Royaume. Ce n’est pas nous qui, dans cette épreuve, devons prendre patience. Mais Dieu qui nous rappelle combien grande est la sienne.

Dieu a dit « Je t’aime » et nous nous taisons, parce que, d’ordinaire, il y a tant à faire. Il n’y a plus rien à faire, seulement à entendre et, quand le monde recommencera, il y aura à ne pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Martin

 

texte reçu de mon ami Marc Guichard

Commenter cet article