Quand la religion se transforme en tombeau
Dans le prolongement de la fête de l'Ascension et de l'homélie du sous-diacre Emile, voici une réflexion intéressante de Michel-Maxime EGGER sur la religion et les églises. Merci à Emile de nous le partager.
Quand la religion se transforme en tombeau [1]
Michel Maxime Egger [2], le 13.07.2007
dialogues [3]
Le dernier document de la Congrégation vaticane pour la doctrine de la foi (10 juillet 2007) est révélateur. Le problème des Eglises et des institutions religieuses, c’est qu’elles absolutisent ce qui n’est que relatif en prenant leurs croyances pour la vérité alors qu’elles n’en sont et n’en seront jamais qu’une approximation. La racine de la division, du conflit et de la violence.
- Vérité religieuse versus vérité spirituelle
- Un chemin de passages
- Sortir de la matrice des religions
- La gloire de Dieu, c’est l’homme libéré
La paix et l’unité humaine enracinées dans l’amour-compassion. Tel est le cœur de la « bonne nouvelle » que le Christ – comme la plupart des maîtres de sagesses et fondateurs de religion – est venu non seulement annoncer mais incarner dans sa vie. Un message qu’il a invité ses disciples à enseigner et mettre en pratique. Or, plus de 2000 ans après sa crucifixion-résurrection, le Christ est toujours source de divisions et de conflits. Entre les religions, mais aussi entre les chrétiens. Et il n’a pas fini de l’être si l’on en croit le récent document du Vatican réaffirmant haut et fort la prétention de l’Eglise catholique à être l’unique véritable Eglise du Christ, détentrice de la vérité intégrale du christianisme. Petite parenthèse : l’Eglise orthodoxe n’en pense pas moins d’elle-même, mais elle a la prudence de ne pas le crier sur les toits.
Vérité religieuse versus vérité spirituelle
Le problème, c’est qu’il ne saurait y avoir de paix sans liberté. Intérieure avant tout, mais aussi extérieure. L’absence de liberté, on le vérifie chaque jour par l’actualité, est ferment de révolte et de violence. La liberté – qui n’est pas simplement le droit individuel de faire n’importe quoi sous prétexte que cela nous plaît – est à son tour, spirituellement, indissociable de la vérité. Jésus le dit bien : « La vérité vous rendra libre. » Chercher la vérité est la voie pour trouver la liberté.
Mais qu’est-ce que la vérité ? Je me souviens d’un entretien lumineux avec le frère Martin, enfant spirituel du père Bede Griffith, il y a quelques années dans le Sud de l’Inde, à l’ashram chrétien de Shantivanam fondé par le père Henri Le Saux (swami Abishiktananda). Il distinguait, justement et subtilement, entre deux dimensions de la vérité : son aspect historique-religieux et son aspect spirituel-éternel.
La dimension historique et religieuse de la vérité est exprimée par cette parole de Dieu à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. » C’est le Dieu et la vérité des religions, transmise par les anciens et les écritures dans des formes particulières, conditionnées par l’histoire, la culture et la psychologie, cristallisée dans des dogmes, doctrines, rites, croyances, lois et autres institutions. Comme me le disait le frère Martin, si Dieu est un fleuve immense, insaisissable et dynamique, les religions sont autant de pots – limités et plus ou moins statiques – qui contiennent un peu de son eau. La vérité dans sa dimension historique et religieuse trace des frontières entre soi et les autres, définit des critères d’appartenance et des cadres identitaires. Elle divise l’humanité entre les purs et les impurs, les fidèles et les infidèles, les croyants et les incroyants. Or, qui dit frontières, dit aussi désir de les protéger ou de les étendre. Donc peur, insécurité et clôture d’un côté ; esprit de conquête et agressivité missionnaire et prosélyte de l’autre. Tout l’envers d’une foi ouverte.
La dimension éternelle et spirituelle de la vérité est signifiée par cette autre parole de Dieu à Moïse : « Je Suis Celui qui Suis. » Ce « Je suis » est la vérité dans son mystère. Ineffable, transcendante, inconditionnée. Transmise de génération en génération par l’Esprit qui souffle où il veut, dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va. Toujours au-delà de ce que Dieu a révélé de lui-même et de ce que les hommes peuvent en comprendre et en dire. Au-delà aussi des limites du temps et de l’espace, des conditionnements psychologiques et des déterminations historiques. Dieu n’a pas de frontières. La vérité dans sa dimension éternelle les traverse, abat les murs de séparation, libère les êtres humains de leurs croyances et des peurs qui en découlent, ouvre le genre humain à l’unité qui le fonde dans le respect de sa diversité. « Les chemins ne peuvent unir les hommes et les femmes, seul le but transcendant qui est Dieu en est capable », me disait encore le frère Martin.
Le dernier document de la Congrégation pour la doctrine de la foi le montre à nouveau à l’envi. Le problème des Eglises et des institutions religieuses, c’est qu’elles confondent ces deux dimensions, qu’elles absolutisent ce qui n’est que relatif en prenant leurs croyances pour la vérité alors qu’elles n’en sont et n’en seront jamais qu’une approximation. Quand la vérité historique s’identifie à la vérité éternelle, quand la distinction vitale entre le doigt qui montre et la réalité qu’il désigne s’efface, quand Dieu – qui est « un » dans sa transcendance-immanence – est réduit aux noms et visages multiples par lesquels il s’est manifesté au fil du temps et en tous lieux, alors les confessions et religions deviennent des facteurs de division, de conflit et de violence. Au nom précisément de leurs conceptions de la vérité et de leurs images de Dieu qu’elles idolâtrent.
J’entends déjà mes coreligionnaires chrétiens s’écrier et se récriminer : mais Jésus a déclaré : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Mais là aussi, plusieurs interprétations sont possibles. Selon la lettre ou selon l’esprit. Certaines Eglises – notamment la catholique et l’orthodoxe – ont souvent compris cette parole d’une manière littérale : Jésus serait non seulement le chemin du salut, mais le seul (« Nul ne vient au Père que par moi »). Et l’Eglise, qui s’identifie au corps du Christ, serait l’unique lieu de ce chemin, où « subsiste » la vérité tout entière (« Hors de l’Eglise, point de salut»). Logique implacable, mais logique précisément de division, d’exclusion et, ultimement, de guerre. Une logique dont la tradition chrétienne n’a, hélas, pas le monopole.
Il est cependant une autre interprétation de cette parole-clé du Christ. Beaucoup plus profonde et spirituelle. D’abord, Jésus ne dit pas qu’il est l’unique « chemin », « vérité » et « vie ». Certes, pour la foi chrétienne, il les incarne en plénitude, mais il n’est pas le seul. Il est d’autres chemins vers Dieu.
Le chemin de Jésus – qui n’a pas fondé de religion ni d’Eglise – a ceci de particulier qu’il révèle, ouvre et trace des passages : de la loi extérieure à la conscience intérieure ; de la dimension historique, religieuse et connue de la vérité à sa dimension éternelle, spirituelle et inconnue ; des conditionnements de ce monde à la liberté du royaume de Dieu ; des limites de l’ego à l’infini de l’image divine ; de la mort à la Vie. Des passages essentiels pour la pleine actualisation des potentialités spirituelles de l’être humain, la réalisation d’une vie dans la liberté et la vérité du « Je Suis », l’accès à la plénitude personnelle. La vérité est, en ce sens et en elle-même, chemin, mouvement, vie, passage. Jésus le nomade n’avait même pas une pierre où reposer sa tête.
Sortir de la matrice des religions
Jésus lui-même a été conçu et a grandi dans le judaïsme : ses parents étaient juifs, il a été circoncis et présenté au Temple, il a étudié la Torah et vécu les grandes fêtes juives à la synagogue. Il montre ainsi l’utilité de la religion, sa valeur non pas éternelle mais fonctionnelle, initiatrice, préparatoire. La religion est comme un ventre dans lequel l’être humain peut être conçu et éveillé à la vie spirituelle, être nourri et croître dans un espace protégé, sécurisant, cohérent. Mais, comme me le faisait remarquer le frère Martin, il faut prendre garde que la matrice (womb) ne devienne pas un tombeau (tomb). C’est ce qui arrive quand les croyances – relatives – se transforment en vérités absolues et les doctrines en idéologies, quand « la religion devient plus grande que l’homme et même que Dieu ». Alors, l’être conçu n’arrive pas à naître vraiment à lui-même et à sa vérité personnelle, il ne parvient pas à accomplir tout son potentiel spirituel.
Jésus ne déclare-t-il pas à Nicodème qu’il doit naître à nouveau et d’en haut. Naître, c’est sortir hors de la matrice qui nous a conçu. Naître spirituellement, c’est sortir – en esprit – hors du ventre de la religion (ce qui ne veut dire forcément cesser de pratiquer). C’est ce que le Christ a fait. Au prix de sa vie. Il est sorti de la matrice de sa religion qui limitait Dieu, la Réalité ultime, au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui divisait l’humanité entre les juifs et les païens. Ce faisant, il est entré dans la présence universelle et infinie de Dieu, dans la mouvance de l’Esprit vivant au cœur de toute chose, dans la conscience de son unité ontologique avec le Père, avec toute l’humanité et la création entière. Il n’était plus ni juif, ni grec, ni chrétien, mais le Fils de l’Homme. Un être parfaitement unifié dans sa plénitude cosmothéandrique, sans plus aucune division intérieure. Un être de paix et d’amour.
Le problème de l’Eglise, c’est qu’elle s’est empressée de recréer une matrice, un ventre dans lequel elle a enfermé non pas le Christ – car il est irréductible –, mais l’image réductrice (canonique) qu’elle s’en est faite et, avec celle-ci, tous les fidèles. Comme aujourd’hui elle se sent menacée par le monde sécularisé et la modernité, elle se replie sur elle-même, rassemble ses ouailles de tous bords (la récente libéralisation de la messe en latin), réaffirme le contour de ses frontières et renforce les cadres de son identité – forcément contre les autres. C’est justement ce que le Vatican vient de faire avec son pavé absolutiste et anti-œcuménique. Sans se rendre compte qu’en agissant de la sorte, l’Eglise catholique se coupe encore plus de la réalité des hommes et des femmes d’aujourd’hui, qu’elle s’aliène les autres chrétiens et sans doute une bonne part de ses propres fidèles, scie encore davantage la branche sur laquelle elle est assise, et finalement attise les conflits et les divisions.
La gloire de Dieu, c’est l’homme libéré
Jésus a traversé les frontières entre les races et les nations, brisé les murs de séparation entre les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, les purs et les impurs, les juifs et les non-juifs. Il a proclamé que si Dieu est plus grand que l’être humain, celui-ci est plus grand que la religion : « Le shabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat. » La religion, l’Eglise doit être au service de l’être humain, et non l’inverse.
Tel est le chemin que Jésus nous a ouvert, la vérité qu’il a manifestée, la vie dont il a montré l’exemple. C’est en cela qu’il est lui-même, en lui-même, un chemin vers la vérité et la vie. Un chemin universel, qui vaut archétypiquement pour toutes les religions et tous les systèmes idéologiques.
« La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », écrivait Irénée de Lyon (IIe siècle). Les Eglises, comme toutes les religions, ne sont et ne seront vivantes que lorsqu’elles accepteront de laisser leurs fidèles sortir de leur ventre pour enfin naître à eux-mêmes et à leur âge adulte. Que lorsqu’elles engendreront des disciples pour la vie dans l’éternelle Présence et non pour leur propre continuité. Que lorsqu’elles seront sources de liberté et donc de paix.
On en est, hélas, encore loin. Et en attendant, les hommes et les femmes s’en vont ailleurs pour assouvir leur soif spirituelle. Mais Jésus ne l’avait-il pas prédit : « L’heure vient où ce n’est plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer. » Ce temps est arrivé.
Source URL: https://www.trilogies.org/articles/quand-religion-se
Links
[1] https://www.trilogies.org/articles/quand-religion-se
[2] https://www.trilogies.org/auteurs/michel-maxime-egger
[3] https://www.trilogies.org/themes/sagesses/dialogues